Le « Y basque », une opportunité pour développer le transport combiné entre la France et l’Espagne
Le 26 juillet dernier, la Banque européenne d’investissement (BEI) a annoncé un nouveau prêt de 430 millions d’euros à l’ADIF, le gestionnaire du réseau ferré national en Espagne, en faveur du « Y basque », cette ligne nouvelle reliant les principales agglomérations du nord de ce pays. A cette occasion, votre Combilettre vous propose un point d’avancement de ce projet d’ampleur, qui pourrait améliorer sensiblement les liaisons ferroviaires France – Espagne sur leur façade atlantique et induire des opportunités intéressantes pour le transport combiné, à partir de sa mise en service en 2027.
Les pas de géants d’un réseau ferré devenu moderne et « européen »
Le « Y basque » est à replacer dans le contexte de forte croissance économique de l’Espagne depuis un demi-siècle (quasi-doublement du PIB et du niveau de vie), rendue possible par l’intégration du pays à l’Union européenne (UE) à partir de 1986 et par les progrès considérables de son système de transport, notamment ferroviaire. Dépourvue de ligne à grande vitesse avant 1992, l’Espagne possèdait en 2020 un réseau de 3 330 kilomètres, le deuxième au monde par sa longueur après celui de la Chine !
Carte du réseau ferré à grande vitesse en Espagne en 2023 (source : Wikipedia).
Cet effort gigantesque l’est d’autant plus qu’il se complète d’une prouesse technique : la convergence progressive vers le standard d’écartement européen.
En effet, avec le Portugal, l’Espagne possède depuis l’origine de ses chemins de fer un réseau à écartement large (1668 mm), incompatible avec l’écartement européen dit aussi « UIC » (1435 mm). Voyageurs et marchandises doivent donc être transbordées d’un train à l’autre à chaque traversée de la frontière franco-espagnole ; les solutions à essieux variables ou interchangeables (train de voyageurs Talgo ou certains wagons de fret) sont toujours restées limitées en raison de leur complexité technique ou de leurs coûts. C’est donc par une forte volonté d’intégration à l’Europe que le pays a construit son réseau à grande vitesse à l’écartement UIC.
Ceci étant, le réseau classique demeurant en voie large, le système ferroviaire espagnol reste contraint de gérer de complexes interfaces, se matérialisant soit par des installations fixes permettant aux trains de changer l’écartement de leurs roues (ateliers ou « cambiador Talgo »), soit par des voies ferrées à 3 files de rails permettant aux trains à l’écartement UIC de rouler sur les voies à écartement large.
Gros plan sur les 3 files de rails de la ligne ferroviaire Huesca – Saragosse (nord de l’Espagne), autorisant l’écartement UIC et l’écartement ibérique large (photo CRELOC)
Le « Y basque », un vieux projet mais une forte ambition
Imaginé voilà presque 20 ans, le projet de « Y basque » est une ligne ferroviaire nouvelle, apte à 250 km/h, à écartement UIC, destinée à compléter le réseau LGV espagnol et à apporter la grande vitesse aux principales agglomérations du nord du pays. Sa forme de « Y » totalise une longueur de 180 km et se déploie entre Bilbao à l’ouest, San Sebastian à l’est et Vitoria-Gasteiz au sud. Il est entièrement situé sur le territoire de la communauté autonome du Pays basque espagnol.
Carte du projet « Y basque » (cartographie ADIF)
En raison de la géographie de cette région, très tourmentée voire montagneuse, le « Y basque » oblige à de très nombreux ouvrages d’art : ainsi, plus de 70% de sa longueur est constituée de tunnels (au nombre de 23) et de viaducs (au nombre de 44). Par rapport au réseau classique qu’il doublera, le « Y basque » permet de substantiels temps de parcours, jusqu’à 80% sur la liaison Bilbao – San Sebastian, actuellement possible en 2h15 et qui passerait à seulement 38 minutes.
Tunnels en construction sur la ligne du « Y basque » (photo : BEI)
Une autre caractéristique marquante du « Y basque » sera sa mixité, la ligne nouvelle étant conçue pour accueillir aussi bien des services voyageurs que fret. A Bilbao notamment, la ligne donnera directement accès au port et à ses terminaux. Pour mémoire, Bilbao est le premier port espagnol sur la façade atlantique et le 4e du pays, après Barcelone, Valence et Algeciras.
Ces complexités techniques, jointes au contexte politique particulier à l’Espagne où les communautés régionales jouissent de pouvoirs bien plus étendus que leurs homologues françaises, expliquent la lente gestation de ce projet, dont les premiers travaux ont commencé en 2007 et qui s’achèvent actuellement pour ce qui concerne la plate-forme et les ouvrages d’art. Le reste du travail, pose des voies, des caténaires et de la signalisation, pourrait trouver son terme en 2027. Il semble que les déboires passés du projet rendent l’ADIF, les gouvernements espagnol et basque tout comme les observateurs très prudents sur cette échéance, bien que le récent soutien européen évoqué au début de cet article la rende un peu plus crédible.
Un outil de renforcement de la part modale du ferroviaire dans le fret…
On le sait, le fret ferroviaire est historiquement très faible en Espagne ; seuls 4% des marchandises transportées l’utilisent, le reste ayant recours à la route dont le poids est ainsi écrasant (le transport fluvial est quasi-inexistant dans le pays).
Cette situation trouve ses origines dans les limites intrinsèques de l’offre ferroviaire, dans la force de l’écosystème routier espagnol, basé sur le dynamisme de ses entreprises et une législation souple, ainsi que dans la structure des trafics, dominée par les produits agricoles et alimentaires, le frais et les composants automobiles – tous chargements très exigeants en qualité de service et en rapidité. Ceci étant, 70% du fret ferroviaire espagnol relève du combiné rail-route, une des proportions les plus élevées d’Europe.
C’est pourquoi, comme en France, le gouvernement espagnol met en œuvre une stratégie de développement du fret ferroviaire (« Marchandises 2030 »), dotée de 8,4 milliards d’euros et visant à atteindre les 10% de part modale d’ici à la fin de la décennie. Parmi les leviers d’action figure la construction de lignes nouvelles mixtes, aptes au fret, comme le « Y basque ».
…et une pièce maîtresse dans l’achèvement du corridor européen « Atlantique »
Enfin, le « Y basque » pourrait améliorer l’offre ferroviaire vers la France : c’est dans ce but qu’il doit être prolongé par une ligne nouvelle internationale, entre San Sebastian et Dax, où elle se raccorderait au Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) dont les travaux démarrent par ailleurs cette année (cf. carte ci-dessous, source : SGPFSO).
Toutefois, cette ligne internationale faisant face à de fortes oppositions locales des deux côtés de la frontière, sa réalisation paraît plus lointaine ; aussi l’ADIF a-t-il prévu la pose d’un 3e rail entre San Sebastian et Hendaye/Irun (actuelle frontière ferroviaire France/Espagne) dès 2027, ce qui laisse entrevoir une continuité de l’écartement UIC entre la France et le port de Bilbao via le « Y basque » à partir de cet horizon.
Cet enjeu est bien sûr à replacer dans le contexte européen des corridors de fret, en l’occurrence le RFC6 « Atlantique » reliant le Portugal et l’Espagne à l’Allemagne via la France et son axe ferroviaire Bayonne – Bordeaux – Paris – Strasbourg.
Des projets ferroviaires franco-espagnols pas toujours faciles : quels points de vigilance ?
On le voit, après des années de gestation hésitante et de travaux en lenteur, le « Y basque » et sa connexion vers la France semblent accélérer dans un contexte de relance du fret ferroviaire et de coopération européenne plus étroits que jamais. Mais ces facteurs de progression peuvent, objectivement, être contre-balancés par diverses embûches : d’autres projets franco-espagnols l’ont vécu !
C’est le cas de la liaison Perpignan – Figueras, à l’autre extrémité des Pyrénées, mise en service en 2010 et prolongée depuis 2013 par la ligne nouvelle Figueras – Barcelone, mais qui peine encore aujourd’hui à trouver son trafic, une situation qui pourrait s’améliorer ces prochaines années au vu du dynamisme du port catalan et de nombreux projets de services rail-route entre la France et l’Espagne par cette voie. Plus au centre du massif pyrénéen, si le projet de Traversée centrale des Pyrénées (TCP) semble encore lointain, le projet de réouverture complète de la ligne Pau – Canfranc par le tunnel abandonné du Somport bénéficie depuis 2019 et 2023 de nouveaux financements européens d’études.
Ces projets, qui ont en commun de vouloir améliorer une part modale du ferroviaire extrêmement faible dans les trafics marchandises échangés entre la France et l’Espagne (entre 1 et 2%, selon l’Observatoire franco-espagnol des trafics dans les Pyrénées), suggèrent des points de vigilance applicables au « Y basque » et à sa connexion vers la France. Ainsi, on se risque à penser que le succès viendra de la constance dans l’engagement des Etats et de l’UE en faveur de cet investissement ; il viendra également de l’interopérabilité et de sillons performants que devront prodiguer les gestionnaires d’infrastructures ; il viendra enfin de la capacité des opérateurs et des chargeurs à saisir ces opportunités et à valoriser de nouveaux marchés rendus ouverts par la mise en service du projet.
Rendez-vous à partir de 2027 !