Skip to main content

Le projet de nouvelle liaison ferroviaire entre Lyon et Turin, en gestation depuis plus de 30 ans, a fait l’objet d’une analyse de prudence dans le récent rapport du COI, alors même que ses travaux ont commencé et qu’il continue de susciter un rejet parfois violent de la part des populations traversées, comme en témoignent encore les manifestations du mois dernier. Cette Combilettre de juillet vous propose de faire un point d’ensemble de ce dossier particulièrement complexe, en s’arrêtant notamment sur ses motivations, ses origines, sa consistance et les perspectives qu’il pourrait offrir pour le ferroviaire en général et le transport combiné en particulier.

Traverser les Alpes par le rail, une longue histoire

La chaîne des Alpes, le plus grand massif montagneux d’Europe, s’étend en arc de cercle sur 1 200 kilomètres, de Nice à Vienne, isolant la péninsule italienne du reste du continent.

C’est pourquoi, dès le XIXe siècle et l’apparition des chemins de fer, l’Italie a cherché à se raccorder aux pays voisins par plusieurs lignes ferroviaires traversant le massif, au moyen de longs tunnels : furent ainsi construits le tunnel du Fréjus (France/Italie, 1871) sur l’axe Lyon – Turin, le tunnel du Saint-Gothard (Suisse, 1881) sur l’axe Bâle – Milan, le tunnel de l’Arlberg (Autriche, 1884) sur l’axe Munich – Rome et le tunnel du Simplon (Suisse/Italie, 1906) sur l’axe Paris – Milan. Tous ces tunnels ont représenté de véritables prouesses techniques pour l’époque, de par leur longueurs exceptionnelles (19,8 km pour le Simplon, longtemps record mondial), leur altitude (1200m pour le Fréjus) et la complexité géologique des montagnes traversées. Ils ont tous été percés quasiment de main d’homme.

A partir du milieu du XXe siècle et l’essor de la route, ces lignes ferroviaires ont accueilli des navettes de transport d’autos et de camions, puis ont été doublées à partir des années 70 par des tunnels routiers (Arlberg, 1978 – Fréjus, 1980 – Saint-Gothard, même année). Entre la France et l’Italie, le réseau routier avait été complété en 1965 par le tunnel du Mont-Blanc (exclusivement routier), raccourcissant le parcours Paris -Milan (cf. carte ci-dessous).

Source : La Croix

Le transport combiné prend sa part

C’est à la même époque que le transport combiné rail-route commence à se développer sur ces axes, d’abord sous la forme de trains convoyant des conteneurs, caisses mobiles ou semi-remorques non accompagnées. En 1968 apparaît le premier service de transport de camions accompagnés sur l’axe du Saint-Gothard, et depuis lors les semi-remorques, accompagnées ou non, bénéficient de différents services dédiés comme la « RoLa » (« Rollende Landstrasse ») créée en 2001 entre Fribourg-en-Brisgau et Novare ou l’autoroute ferroviaire alpine (AFA) exploité depuis 2003 par Viia sur la liaison Aiton – Orbassano (axe Lyon – Turin).

Les années 90 : explosion des échanges et émergence d’une vision européenne pour de nouvelles traversées alpines

En dépit de ces succès, les années 90 voient exploser les échanges de marchandises par camions à travers les Alpes et les nuisances associées (pollution de l’air et bruit). Aussi les pays de l’arc alpin et la Commission européenne se sont accordés sur une stratégie commune : favoriser le rail, et pour cela construire de nouvelles « traversées alpines » de grande capacité suivant le principe du « tunnel de base ».

Il faut considérer en effet que les tunnels du XIXe siècle évoqués plus haut avaient été construits suivant le principe du « tunnel de faîte », c’est-à-dire à l’altitude la plus élevée possible pour en diminuer la longueur ; mais le revers de ce choix est que les lignes d’accès sont en conséquence longues et fortement pentues, avec des rampes de plus de 3% entraînant de coûteux systèmes de double (voire de triple) traction et des tonnages d’emport limités.

Avec la mécanisation et la modernisation des techniques de forage, l’idée des Européens a donc été de percer le massif non plus en son faîte mais à sa base (d’où « tunnel de base »), de façon à gagner largement en exploitation. Au final, 3 tunnels de base ont été décidés : le tunnel de base Lyon – Turin, le tunnel de base du Brenner (parallèle à l’Arlberg) et le tunnel de base du Saint-Gothard – ce dernier, décidé unilatéralement par la Suisse dont elle est une infrastructure de transport intérieur, a été mis en chantier dès 1998 et a pu ouvrir en 2016. Avec ses 57 km de longueur, il est actuellement le plus long tunnel du monde. Pour sa part, le tunnel de base du Brenner a commencé d’être percé en 2011 et doit ouvrir en 2025.

De façon générale, ces projets sont à replacer dans le contexte des grands ouvrages d’art paneuropéens du XXIe siècle franchissant les barrières naturelles, comme le Tunnel sous la Manche, le pont de Rion-Antirion en Grèce, les ponts-tunnels de l’Oresund et du Grand Belt (Danemark/ Suède) ou encore les projets de ponts-tunnels entre la Scandinavie et l’Allemagne ou entre la Finlande et l’Estonie.

Le projet Lyon – Turin : des objectifs ambitieux, une infrastructure en conséquence

Le projet de tunnel ferroviaire de base sur l’axe Lyon – Turin est né dans le contexte de la construction européenne (le Marché Unique a été décidé en 1986 et mis en œuvre en 1993) et de la densification des échanges franco-italiens.

De fait, au début des années 90, les échanges internationaux de marchandises à travers les Alpes représentent un volume global de 150 millions de tonnes par an, dont 15 millions de tonnes pour les deux tunnels du Fréjus (11 millions pour le tunnel routier et 4 millions pour le tunnel ferroviaire). Ces trafics sont alors en forte hausse ; plusieurs expertises prévoient leur multiplication par 2,5 dans les 30 prochaines années.

Le projet est donc engagé pour répondre à ces prospectives ; il vise également à rééquilibrer la part du rail au détriment de la route, non seulement eu égard aux considérations environnementales vues plus haut, mais aussi pour renforcer la sécurité ; on se souvient des dramatiques accidents dans les tunnels routiers du Mont-Blanc (1999) et du Fréjus (2005). En conséquence, le projet est très ambitieux : ses différentes composantes et caractéristiques techniques (notamment le gabarit « autoroute ferroviaire » sur le tunnel de base) doivent permettre d’écouler à terme 40 millions de tonnes de marchandises, à la mesure des ambitions du corridor européen de fret RFC6 (Algeciras – Barcelone – Lyon – Turin – Trieste – Budapest) dont il devient une pièce maîtresse.

La carte ci-dessous permet une représentation globale du projet.

Source : TELT

Le projet comporte d’abord une « section transfrontalière » presque entièrement constituée du tunnel de base proprement dit, soit deux voies ferroviaires dans deux tubes parallèles de 57,5 kilomètres de longueur entre St-Jean-de-Maurienne (France) et Suse (en Italie).

En outre, le projet englobe :

  • des opérations de modernisation des lignes affluentes existantes, principalement l’axe Dijon – Ambérieu – Modane qui est déjà actuellement très utilisée par les trains de fret internationaux ;
  • des créations de lignes nouvelles en France, suivant un axe Lyon – Chambéry – St-Jean-de-Maurienne, comportant de longues sections en tunnel ; à noter que l’amorce de la ligne nouvelle dans la banlieue est de Lyon réserve la possibilité d’un raccordement direct avec un autre projet de ligne nouvelle, le contournement fret de Lyon (CFAL) ;
  • une ligne nouvelle en Italie, entre Suse et Turin.

A noter que les promoteurs du projet annoncent la mise en place, dès l’ouverture du tunnel, d’un service de transports de camions accompagnés, à l’image des navettes sous la Manche – d’où le gabarit « autoroute ferroviaire » retenu pour le tunnel de base, comme évoqué plus haut.

Un projet soumis à de très nombreux aléas

Le projet Lyon – Turin a été formellement décidé en 2001 par la signature à Turin d’un traité franco-italien, en vertu duquel une société de gestion a été créée, « Lyon Turin Ferroviaire » (LTF), détenue à parité par les deux gestionnaires d’infrastructure, RFF et RFI. Les études détaillées et les premiers travaux de repérage technique ont alors été engagés.

Mais les aléas se sont alors accumulés sur la route du projet, citons les principaux :

  • changement du tracé du projet côté italien suite aux oppositions locales, avec un nouveau tunnel de 19 km de longueur décidé en 2011 pour accéder à Turin, tunnel finalement financé par l’Italie en totalité ;
  • forte dérive du coût global estimé du projet : alors qu’au début des années 90 on parlait de 3 milliards d’euros, la facture atteint 26 milliards d’euros en 2012 et s’est encore alourdie depuis ; une des sources de cette dérive provient des premiers travaux préparatoires et des complications techniques qu’ils ont permis de confirmer – ces travaux préparatoires ayant eux-même coûté bien plus cher que prévu ;
  • forte baisse du trafic ferroviaire de fret empruntant le tunnel classique, suite à la stagnation économique des années 2000 et aux désindustrialisations des deux côtés des Alpes, et à la chute du fret ferroviaire en France ; en 2023, ce trafic n’est plus que de 3 millions de tonnes par an ; cette forte baisse a rendu plus lointaines les perspectives de saturation des infrastructures existantes et, pour certains acteurs, peut amener à relativiser la pertinence du projet ;
  • forte baisse des prévisions voyageurs du projet, entraînant les mêmes conséquences ;
  • dégradation des finances publiques des deux Etats, amenuisant leur capacité d’investissement pour ce type de projets très onéreux ;
  • oppositions croissantes de certains riverains et militants écologistes, principalement en Italie, mais également en France depuis le début des années 2010.

Ces aléas ont eu pour conséquence un ralentissement considérable dans la marche du projet. Il a ainsi fallu attendre 2013 pour que les lignes d’accès côté français soient déclarées d’utilité publique et 2016 pour que la France et l’Italie trouvent un accord définitif de financement. Les premières attributions de marchés par le maître d’ouvrage TELT (« Tunnel Euralpin Lyon Turin », entité publique ayant remplacé LTF depuis 2015) pour le forage du tunnel de base datent de 2019. En juillet 2023, 33,4 km de galeries sont déjà creusés, soit presque 21% du total des excavations et constructions à réaliser pour l’ensemble du tunnel de base, selon le site officiel de TELT. La mise en service de l’ouvrage est annoncée pour 2030 (ci-dessous : chantier « SMP4 » dans la vallée de la Maurienne, 2023 – source : TELT).

Les débats autour du projet et les perspectives

Le récent rapport du COI, dont nos lecteurs ont pu lire une brève synthèse dans la Combilettre n°3 (mars 2023), ne se prononce pas sur le bien-fondé du tunnel de base Lyon-Turin, le regardant comme un engagement international qui sera tenu. Ceci étant, le COI porte un regard de prudence sur les projets connexes que sont, côté français, les lignes d’accès : schématiquement, il recommande d’accentuer l’effort sur la modernisation du nœud lyonnais et son contournement ainsi que sur la modernisation de la ligne existante Dijon-Modane, qui permettrait, selon lui, d’écouler 17 millions de tonnes de fret ferroviaire par an à l’ouverture du tunnel, soit les 2/3 du trafic prévu sur celui-ci à son démarrage ; les lignes nouvelles d’accès seraient retardés au milieu de la décennie suivante, quitte à réaliser la section Avressieux – St Jean de Maurienne, la plus coûteuse car presque entièrement en tunnel, à voie unique dans un premier temps.

Cette prudence est à rattacher aux perspectives de trafic et de report modal du projet, dont on a vu qu’elles ont considérablement évolué depuis 30 ans. Cela explique la continuation de vifs débats autour du projet et de visions alternatives basées sur des scénarios de modernisation de la ligne existante. Néanmoins, la progression des travaux et la constance des engagements publics en faveur du projet laissent entrevoir la réalisation effective du tunnel de base pour la prochaine décennie.