La Combilettre n°6, parue en juin 2023, avait présenté à nos lecteurs le tunnel ferroviaire Lyon-Turin, grand projet européen de transports et belle opportunité pour le combiné. Ce mois-ci, présentation d’un autre grand projet européen d’infrastructures, fluvial celui-là : le canal Seine-Nord Europe, ou plus simplement « Seine-Nord ». Voyons ensemble les origines, les motivations, la forme et les perspectives de ce projet prévu pour 2030.
Aperçu général du projet : le maillon manquant français du fluvial européen
Le projet de canal fluvial à grand gabarit « Seine Nord Europe » a pour objet de relier deux systèmes de navigation fluviale, le bassin de la Seine et le bassin du Nord, ce dernier étant par ailleurs connecté aux pays du nord de l’Europe. Le canal permettra donc une liaison directe, à grand gabarit, entre d’une part l’agglomération parisienne, la vallée de la Seine et les ports normands (un espace de Nogent-sur-Seine à Rouen et au Havre), et les grandes agglomérations et ports des Hauts-de-France, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne d’autre part.
Il faut en effet considérer que cette liaison directe est, dans le système français de navigation fluviale à grand gabarit, son maillon manquant, comme l’illustre la carte ci-dessous. En effet, les deux canaux existants, le canal de St-Quentin (construit en 1810) et le canal du Nord (achevé en 1966), sont à petit ou moyen gabarit, respectivement de 350 et de 600 tonnes. En Europe, les gabarits fluviaux standard sont au nombre de six, désignés par des « classes » (de I à VI), les classes de IV à VI étant le « grand gabarit », c’est-à-dire des tonnages de navires compris entre 1000 et 4500 tonnes (voire au-delà).
Source : Batiactu, 2019
Plus largement, le projet a pour but de faire progresser la part modale du fluvial dans le transport de marchandises en France : en effet, cette part ne dépassait pas 2% en 2021 (contre 10,7% au rail et 87,3% à la route), soit un trafic d’à peine 8 milliards de tonnes-kilomètres (chiffres Ministère de la Transition écologique, février 2023).
Dans le même temps, ce trafic était autour de 45 milliards de tonnes-kilomètres pour chacun des deux pays leaders en Europe, l’Allemagne et les Pays-Bas, dont les canaux et fleuves jouissent très majoritairement du grand gabarit et de nombreuses connexions internationales (dont la connexion Rhin-Danube depuis 1992).
Notons que si le réseau fluvial français est le plus long d’Europe, il est en même temps celui sur lequel le grand gabarit est le moins développé, pour seulement 1 800 kilomètres, alors que les réseaux fluviaux à grand gabarit du Benelux et de l’Allemagne totalisent plus de 20 000 kilomètres.
Un projet attendu depuis plus de 30 ans… pour 2030
Si, comme on vient de le voir, des canaux existent depuis le XIXe siècle entre le Bassin parisien et le Nord de la France, c’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que le grand gabarit, gage de performance et de massification, s’est développé sur certains axes, comme le canal Dunkerque – Escaut ou la basse vallée de l’Oise. C’est donc logiquement qu’en 1984 est évoquée pour la première fois la construction d’un canal à grand gabarit, dénommé « Seine-Nord ».
Le projet est inscrit au schéma directeur national des voies navigables et, en 1997, il fait l’objet d’une concertation publique au terme de laquelle un tracé de principe est retenu, sur un développement de 104 kilomètres entre Compiègne (Oise) et Aubigny-au-Bac (Nord). Plusieurs années d’études et d’évaluations économiques sont encore nécessaires avant la déclaration d’utilité publique, prononcée le 15 septembre 2008. Le projet est alors estimé à un coût de plus de 4 milliards d’euros et son futur trafic à 13 millions de tonnes par an, en partie issu du report modal depuis la route.
Ceci étant, la crise financière de 2008 et la crise économique de 2012 ralentissent la poursuite du projet, très tributaires des dotations publiques ; par ailleurs, sa consistance donne lieu à des rectifications mineures visant à améliorer son impact environnemental. En 2015, l’Union européenne décide de contribuer à hauteur de 42% du budget revu à 5,1 milliards d’euros. Finalement, le projet est confirmé en 2018 et confié à un maître d’ouvrage ad hoc, l’établissement public « société du canal Seine-Nord-Europe » (SCSNE) dont le siège est à Compiègne. Les premiers travaux commencent à l’automne 2022 et visent un achèvement de l’ouvrage à l’horizon 2030, comme l’indique le diagramme ci-dessous (source : SCSNE). A la mise en service, l’exploitation du canal reviendra à VNF.
Des caractéristiques techniques de pointe
Alors que le projet de canal Rhin-Rhône, abandonné en 1997, consistait à mettre à grand gabarit le canal existant à petit gabarit, le canal Seine-Nord va bénéficier d’un tracé entièrement nouveau, de 107 kilomètres à travers les départements de l’Oise, de la Somme, du Nord et du Pas-de-Calais.
Ce nouveau canal bénéficiera d’équipements de pointe, à commencer par ses 6 écluses et ses 3 ponts-canaux, dont le plus imposant franchira la vallée de la Somme sur 1,3 kilomètres. Sa largeur sera de 54 mètres. A la différence des canaux existants du Nord et de Saint-Quentin, le tracé prévu ne comporte aucun tunnel ; 62 ponts routiers et ferroviaires maintiendront la continuité des mobilités dans les territoires traversés.
Au service de ceux-ci sont également prévus 4 ports intérieurs (Noyon, Nesles, Péronne et Marquion-Cambrai : cf. carte ci-dessous) où les marchandises pourront être chargées ou déchargées, qu’elles soient en vrac ou conteneurisées. De plus, 2 ports de tourisme sont prévus – le tourisme fluvial est un autre débouché commercial, moins connu, du projet.
Au final, le canal pourra être parcouru par les navires en 16/19 heures de trajet, contre une trentaine par le réseau actuel.
Source : SCSNE
Un effort spécial pour l’environnement
Le canal se veut un projet écologique par nature, à la mesure des économies de CO2 qu’il engendrera : elles sont estimées à 50 millions de tonnes pendant les 40 années qui suivront sa mise en service, par le biais du report modal. Un navire fluvial de 4400 tonnes représente l’équivalent de 220 camions.
Ce report modal est d’ailleurs prévu dès la phase de construction du canal : ainsi, la SCSNE s’est associée à SNCF Réseau pour organiser par voie ferroviaire les acheminements de matériaux, estimés à 10 millions de tonnes (granulats, aciers, chaux…), ainsi que le transport des volumes issus des terrassements (plusieurs dizaines de millions de tonnes). SNCF Réseau a ainsi procédé au renouvellement et à l’adaptation des voies ferrées sur le site de Ribécourt, une des principales plate-formes logistiques du projet (photo ci-dessous).
De plus, le canal réservera un soin tout particulier à l’insertion environnementale (réalisation de berges écologiques, prairies humides…) et à la gestion de l’eau : à Allaines (Somme), à peu près à mi-parcours, le projet englobera ainsi une retenue d’eau destinée à garantir le niveau d’eau en toutes saisons sur chacun des versants du canal.
Le quai de Ribécourt (Oise), à l’amorce sud du canal, en cours d’aménagement en 2022 (image SCSNE).
De belles perspectives de trafics
Les caractéristiques techniques du canal ont été fixées pour permettre le passage de convois fluviaux jusqu’à 4400 tonnes, autorisant un trafic de 17 millions de tonnes de marchandises par an.
Dans l’absolu, le canal semble effectivement une opportunité, à commencer par les transports de vrac ou peu conditionnées (déchets industriels, matières dangereuses et toxiques, produits chimiques et engrais, produits métallurgiques, céréaliers et agro-alimentaires, produits du BTP et de la construction, bois…), mais également les produits conteneurisés.
Par ailleurs, les ports intérieurs évoqués plus haut, gérés par un Syndicat mixte composé de la Région Hauts-de-France ainsi que des communautés de communes et d’agglomération locales, recèlent des perspectives d’activités nouvelles. Cependant, leurs modalités d’exploitation ne seront pas connues avant quelques années. La Région évoque des concessions d’exploitation.
Un engagement résolu des collectivités locales
De fait, le projet est résolument porté par les territoires et les collectivités locales, dont on a vu qu’elles ont pris via la SCSNE la maîtrise d’ouvrage du projet.
Cet engagement se lit dans les participations financières au projet, qui proviennent pour 1,1 milliard d’euros des collectivités, dont 35% de la Région Hauts-de-France. L’Etat contribue à hauteur du même montant en dotation propre et pour 0,8 milliard via un emprunt (cf. diagramme ci-dessous). Enfin l’Union européenne a récemment annoncé le renforcement, via le Mécanisme européen d’interconnexion (MIE), de sa participation, qui atteint désormais 50% du total de l’investissement.
Doc. SCSNE
Canal Seine-Nord, report modal et flux de trafics
Le projet se présente comme un levier puissant pour développer le transport fluvial de demain en France, notamment par le report modal qu’il autorisera : sur les 17 millions de tonnes de trafic annuel prévu, 2,3 seront issues du report de la route à l’échelle européenne. Ceci étant, la réalité de ces projections dépendra, comme toujours dans ce type de projets, des performances des opérateurs notamment en termes de temps de parcours et de conditions de manutention.
Par ailleurs, on ne saurait masquer que le projet a suscité quelques inquiétudes au sein de la profession fluviale : avec le canal, on pourrait spéculer que les ports du Benelux, à commencer par Anvers, soient dans une situation renforcée pour capter les flux de trafics et les parts de marché des opérateurs actuels. L’avenir dira si cette crainte est fondée ou non.
Pour aller plus loin
https://www.canal-seine-nord-europe.fr/