Dans le cadre des focus que votre Combilettre vous propose régulièrement sur l’actualité européenne, nous revenons ce mois-ci sur le nouveau règlement relatif aux réseaux trans-européens de transport (« RTE-T »). Ce texte, adopté le 24 avril dernier par le Parlement européen, induit des perspectives favorables au transport combiné dans les deux prochaines décennies : c’est pourquoi ce Dossier du mois vous propose un retour sur les origines de ce projet et une analyse complète de son contenu.
Rappel liminaire sur les RTE-T et leur rôle dans l’espace de l’Union Européenne (UE)
Sans reprendre les analyses de la Combilettre n°2 de février 2023, rappelons rapidement que le concept de « réseaux trans-européens de transport » (RTE-T, ou TEN-T en anglais), développé par l’UE depuis les années 90, vise à doter le continent d’infrastructures de transport performantes et inter-opérables, à même de servir efficacement la mobilité des personnes et des biens ainsi que la performance de l’économie, buts ultimes de la construction européenne.
Ces infrastructures relèvent de tous les modes de transport : la route, le ferroviaire, le fluvial, le maritime, l’aérien et le transport urbain. Depuis 2013, elles sont organisées et mises en cohérence suivant neuf « corridors », dont quatre traversent la France (cf. carte ci-dessous). Pour le fret ferroviaire spécifiquement, la démarche est déclinée depuis 2010 par des « corridors de fret » ou RFC (Rail Freight Corridors), organisés par les gestionnaires d’infrastructures.
Quel que soit leur mode, la priorité qu’accorde l’UE à ces infrastructures se traduit par deux exigences : elles doivent converger vers les mêmes règles et équipements techniques ; elles doivent concentrer l’effort d’investissement de l’Union, ce qui justifie la mise en place d’instruments de financement comme les MIE (mécanismes pour l’interconnexion en Europe).
Le Green Deal de 2021 amène une nécessité de mise à jour des RTE-T
A la fin des années 2010, le bilan qui pouvait être dressé de cette politique était mitigé : les RTE-T étaient encore loin d’être complètement achevés, en particulier pour ce qui concerne leur volet ferroviaire, en dépit de la priorité accordée à ce mode et qui représentait, par exemple sur le corridor « Atlantique », 81% des investissements.
Par ailleurs, la crise climatique s’est installée dans nos sociétés et l’UE se doit de mettre en œuvre l’Accord de Paris de 2015 : c’est le sens du Pacte vert pour l’Europe (« Green Deal »), décidé en 2021, et qui prévoit la neutralité carbone du continent en 2050 avec une réduction de 90% des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports et un doublement de la part modale du fret ferroviaire.
C’est pourquoi la Commission européenne, lorsqu’elle décide du nouveau cycle pluriannuel 2021-27 des MIE, relève à 33,5 milliards d’euros l’enveloppe consacrée aux transports ; surtout, elle met au point un projet visant à mettre à jour et à accentuer sa politique en faveur des RTE-T, avec 4 objectifs :
- réduire l’impact environnemental et climatique de ces réseaux, notamment par un report modal conséquent en faveur du ferroviaire ;
- accroître le caractère multimodal et interopérable des RTE-T, notamment en achevant la convergence technique et en éliminant les goulets d’étranglement ou chaînons manquants aux frontières internes ;
- accroître la résilience des RTE-T face aux risques climatiques et humains ;
- améliorer la gouvernance des RTE-T et la cohérence du projet global.
Elaboré depuis 2022, ce projet de nouveau règlement est accordé en décembre 2023 entre le Conseil et le Parlement, ce dernier l’ayant voté définitivement le 24 avril dernier : voyons-en à présent le contenu.
Le nouveau règlement : une approche en réseaux concentriques à 3 niveaux
La principale novation touche aux délais et au modes de réalisation des RTE-T. Leur mise en oeuvre est désormais distinguée en 3 degrés décroissants de priorité, nommés « réseau central », « réseau central étendu » et « réseau global », chacun assorti d’une date limite d’achèvement, soit respectivement en 2030, 2040 et 2050. La carte ci-dessous détaille la substance de ces 3 réseaux pour le transport ferroviaire de fret, les ports et les terminaux rail-route.
De plus, le nouveau dispositif renforce le caractère prescriptif des RTE-T vis-à-vis des Etats membres, ceux-ci devant désormais indiquer à Bruxelles la façon dont ils poursuivent la réalisation des RTE-T sur leur sol et le respect des dates limites, en échange de leur accès aux MIE.
Enfin, on note que cette mise à jour des RTE-T intègre quelques nouveautés géopolitiques, bien sûr le retrait du Royaume-Uni, mais également celle des connexions avec la Russie et la Biélorussie concomittament avec le renforcement des liens avec l’Ukraine et la Moldavie. Parallèlement, le projet emblématique de ligne ferroviaire à écartement UIC « Rail Baltica » entre la Pologne, les Etats baltes et la Finlande est confirmé dans le réseau central.
Quelques nouveautés pour le transport routier
Le nouveau règlement introduit quelques nouveautés relatives aux équipements des infrastructures routières du RTE-T, en particulier l’obligation d’y prévoir des installations de recharge en carburants alternatifs et en électricité, des aires sécurisées pour chauffeurs routiers tous les 60 km ainsi que des stations de pesage dynamique pour vérifier la conformité des convois routiers à la législation UE sur les tonnages.
Le nouveau règlement renforce encore le rôle du fret ferroviaire…
En matière de fret ferroviaire, deux exigences normatives sont introduites par le texte : une exigence de performance et une exigence d’équipements.
- les infrastructures ferroviaires des RTE-T doivent désormais permettre des niveaux précis de performance opérationnelle: vitesse opérationnelle d’au moins 100 km/h ; stationnement d’au plus 15 minutes à chaque franchissement d’une frontière intérieure par un train ; pour l’ensemble des trains circulant sur les RTE-T, l’objectif est qu’ils arrivent à destination, pour au moins 90% d’entre eux, à l’heure ou avec un retard ne dépassant pas 30 minutes.
- au service de ces objectifs, est instaurée une exigence d’équipements: l’écartement UIC devient la norme pour toute nouvelle ligne, tout comme la charge à l’essieu « D » à 22,5 tonnes et le gabarit P400 pour la circulation des camions sur les trains ; les infrastructures doivent accueillir des trains de fret de 740 m de longueur au moins ; le système ERTMS est à déployer sur l’ensemble du RTE-T ferroviaire, donc d’ici 2050.
Ces exigences peuvent appeler deux commentaires.
Concernant la performance opérationnelle, on remarque l’ambition sous-jacente à l’objectif de 90% de trains de fret arrivant à l’heure : d’après le rapport annuel de Rail Net Europe (RNE), l’organisation fédérant les GI européens, en 2022, ce taux était très inférieur, oscillant entre 70% (pour les RFC « Mer du Nord – Méditerranée » et « Atlantique »), 48% (RFC « Rhin – Alpes ») et 36% (RFC « Alpes – Ouest Balkans »). Cette ambition est donc bienvenue, tant elle est stratégique pour le développement du transport combiné européen, mais elle sous-entend un très important effort dans les 5 prochaines années, aussi bien des GI que des EF.
Concernant l’exigence d’équipement, on s’arrête sur l’enjeu de l’ERTMS, ce système pan-européen de signalisation et de gestion du trafic (European Rail Traffic Management System) défini au milieu des années 90 et qui a pour but à la fois de rendre l’Europe ferroviaire entièrement interopérable et d’accroître la productivité et la capacité des réseaux. Sur les deux lignes actuellement en cours de conversion en France, la LGV Paris-Lyon et la ligne classique Marseille-Vintimille, SNCF Réseau indique espérer des gains de capacités jusqu’à respectivement 25% et 50%. Ces bénéfices avérés expliquent, après des années de lente mise en œuvre, que l’ERTMS semble maintenant devenir une priorité (généralisation en Suisse et au Luxembourg, en cours au Danemark et en Belgique) et donc un des leviers d’amélioration privilégiés par l’UE. On note d’ailleurs que le règlement implique, à partir de 2025, une installation de l’ERTMS en substitution des systèmes nationaux (et non plus en superposition).
Train de transport combiné en Suisse, où le réseau ferroviaire est majoritairement équipé du système ERTMS
…et celui du transport combiné
En matière de transport combiné, le règlement introduit pour les Etats une obligation de mettre en oeuvre une stratégie de développement en faveur des terminaux situés sur les RTE-T, en veillant notamment à ce qu’ils soient aptes à traiter le trafic émanant des corridors. Pour les terminaux rail-route, on note une nouveauté : tout terminal dépassant les 800 000 tonnes de marchandises annuelles est assimilé à un terminal du RTE-T. Pour les terminaux fleuve-route, les Etats doivent en prévoir au moins un sur chaque axe de transport fluvial relevant des RTE-T.
Ces terminaux RTE-T doivent traiter « tous les types d’UTI », y compris, donc, les semi-remorques au gabarit P400 ; ils doivent également comporter toute une série d’équipements (manutention, accueil des camions, mais aussi technologies d’information, systèmes d’enregistrement des numéros minéralogiques des camions, systèmes de guidage par caméras des engins de manutention et stations de recharge pour véhicules lourds électriques). On note enfin que ces terminaux reçoivent l’obligation d’accueillir des trains de fret de 740 mètres de longueur « sans manipulation », ou à défaut de pouvoir accueillir ces formats moyennant des adaptations sur leurs voies de service et de réception.
Conclusion : des perspectives encourageantes… mais toujours une incertitude programmatique et financière
Selon un récent document de la Commission, le besoin de financement pour l’achèvement des RTE-T se monterait à 850 milliards d’euros, dont 550 pour le réseau central et 330 pour le reste, sommes à rapprocher des 35 milliards des MIE 2021-27 évoqués plus haut : le chemin est donc encore long à parcourir, au point que la Commission ne cache pas ses idées pour mobiliser des fonds privés et surtout le futur produit de la taxe carbone des transports, évaluée à 20 milliards d’euros par an. Un beau débat de politique des transports européenne en perspective…