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En octobre 2023, le gouvernement chinois célébrait le dixième anniversaire des « Nouvelles Routes de la Soie », cette initiative stratégique majeure visant à construire un outil mondial de transport et de logistique, à la mesure des ambitions de l’Empire du Milieu. De ce projet fortement teinté de transport combiné, rail-route et maritime, quel bilan peut-on tirer ? les réalisations prévues ont-elles été toutes accomplies ? quels sont les résultats en termes de développement économique régional, y a-t-il eu des retombées pour les pays associés au projet ? vers quel cap se dirige-t-il pour l’avenir ? Ce premier Dossier du Mois de 2024 vous propose des éléments d’information et de réponses à ces questions.

Les routes de la soie : une très vieille histoire

Carte des routes de la soie vers leur apogée au Moyen Age. En rouge, les principales routes terrestres, en bleu, les voies maritimes. Source : Wikipedia (2023)

La Chine, une des plus anciennes civilisations de l’histoire, est depuis des millénaires un important foyer économique et commercial, non seulement pour elle-même mais également en relation avec ses voisins proches et lointains. Cela explique qu’il faille remonter 4000 ans pour trouver les premières traces des « routes de la soie », ces axes de transport acheminant les productions chinoises jusqu’à l’Asie centrale, l’Asie occidentale, le bassin méditerranéen, l’Europe, l’Afrique, l’Asie orientale et le Pacifique.

Tout au long de ces axes, aussi bien terrestres (pistes jalonnées de postes de relais et parcourues par des caravanes) que maritimes, s’est déployé une intense activité d’échanges commerciaux, mais aussi monétaires, culturels et religieux. Un des biens parmi les plus précieux échangés, la soie, dont la Chine a gardé le secret pendant des siècles, a donné ainsi son nom à l’ensemble de cette organisation.

Les historiens savent que les routes de la soie sont florissantes pendant l’Antiquité puis le Moyen Age. Puis, à partir du XVe siècle, tandis que la géopolitique mondiale se transforme et bascule vers l’ouest (fin de l’Empire byzantin, découverte européenne du Nouveau Monde), elles disparaissent progressivement.

Les Nouvelles Routes de la Soie et le plan stratégique de puissance de la Chine au XXIe siècle

Xi Jinping, le Président de la République Populaire de Chine, en 2013

En 2013, alors qu’il vient d’être élu Président de la République Populaire de Chine, Xi Jinping annonce une feuille de route économique pour 10 ans et une stratégie mondiale de développement, intégrant le probable couronnement de la Chine comme première puissance mondiale d’ici 2030. A l’appui de cette stratégie est dévoilé, pour la première fois, une initiative de grande ampleur en matière de transports et de logistique : les Nouvelles Routes de la Soie (en anglais : « New Silk Roads » ou « One Belt, One Road », et depuis 2017 « Belt & Road Initiative » ou BRI).

Ce concept consiste pour la Chine à promouvoir une série d’infrastructures de transport des marchandises, sur son territoire mais surtout à l’étranger, suivant une logique de corridors orientés vers l’Asie centrale, le Proche-Orient, l’Europe et l’Afrique. Leur but est de faciliter le transport des marchandises exportées de Chine, mais également des marchandises importées vers la Chine (biens d’équipements depuis l’Europe et matières premières depuis les pays émergents). Ces infrastructures sont principalement des routes et autoroutes, des ponts et des tunnels, des lignes ferroviaires, des terminaux portuaires, des centres logistiques et autres ports secs et enfin des aéroports.

Pour promouvoir ces infrastructures qui ne sont pas localisées chez elle, la Chine a mis en oeuvre toute une série d’outils : signature de partenariats avec les pays concernés, ressources matérielles et humaines, facilités financières notamment en matière de prêts ; dans cette perspective, Pékin a créé en 2014 une nouvelle institution financière internationale, la Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures, rejointe par 86 pays (dont l’Allemagne et la France). Au total, le coût d’investissement de l’ensemble de ces projets avoisinerait les 1000 milliards de dollars. Et, de façon générale, ces Nouvelles Routes de la Soie sont depuis 2013 la priorité principale de la diplomatie chinoise.

La carte ci-dessous, réalisée par les chercheurs du réseau Géoconfluences en 2023, offre une vision d’ensemble du projet des Nouvelles Routes :

Le principe directeur des Nouvelles Routes : les corridors

Comme on le voit sur cette carte, les Nouvelles Routes de la Soie sont bâties dans la logique de 6 corridors principaux :

  • Un corridor Chine – Mongolie – Russie ;
  • Un corridor « pont terrestre eurasiatique » Chine – Russie ;
  • Un corridor de la Chine à Istanbul, à travers l’Asie centrale ;
  • Un corridor Chine – Pakistan ;
  • Un corridor de la Chine à Singapour, à travers l’Indochine ;
  • Un corridor Chine – Birmanie – Bangladesh – Inde.

A ces 6 corridors s’ajoutent des « passages économiques bleus » ou corridors maritimes stratégiques pour la Chine, le long desquels l’investissement chinois porte essentiellement sur des terminaux portuaires.

Le plus achevé de ces corridors est le 4e de cette liste, reliant la Chine au port en eaux profondes de Gwadar, sur l’Océan Indien, en traversant le Pakistan sur toute sa longueur, sur plus de 2500 kilomètres. Ce corridor comprend des routes et autoroutes jusqu’à deux fois 6 voies, des lignes ferroviaires, des gazoducs ; il est entièrement couvert par la fibre optique et intègre des infrastructures énergétiques (centrales à charbon) aptes à éliminer toute coupure électrique, handicap récurrent des pays émergents. L’ensemble de ces réalisations avoisine les 60 milliards de dollars.

Car il faut préciser que si l’initiative chinoise de 2013 portait d’emblée sur les infrastructures de transport et de logistique, au fil des années d’autres projets sont venus les rejoindre, en matière d’énergie (oléoducs et gazoducs), d’immobilier, de transports urbains, de tourisme ou encore de télécommunications et de numérique. Selon des travaux universitaires chinois, au total seul le quart des dépenses effectuées relevait des infrastructures de transport.

Une attention spéciale sur les ports et le ferroviaire… donc le combiné

Dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie, les investissements chinois dans les infrastructures portuaires ont été particulièrement importants, eu égard à cet outil stratégique de transport. Ils ont pu prendre la forme de concessions d’exploitation (comme à Dubai ou Dar-es-Salaam), d’acquisitions d’infrastructures (Valence, Odessa) ou d’investissements dans des sociétés de manutention (Vladivostock, Djakarta). Pour mémoire, sur les 10 premiers ports mondiaux pour le trafic de conteneurs, 7 sont en Chine, dont le numéro 1 mondial, Shanghai et ses 47 millions d’EVP annuels (Rotterdam 15 millions, Le Havre 3,2 millions).

Mais c’est sur le mode ferroviaire, et spécialement dans ses infrastructures permettant le transport combiné, que l’effort chinois est le plus marquant. A l’emblématique nouvelle ligne Kunming – Vientiane, inaugurée en 2021 et prévue jusque Bangkok en 2027, s’ajoutent d’autres projets en Asie (Chine – Kirghize) et en Afrique (Djibouti – Addis Abeba), y compris quelques LGV (Turquie, Kazakhstan, Indonésie).

Par ailleurs, la dynamique des Routes de la Soie a entraîné l’émergence de nouveaux services de transport combiné eurasiatiques, comme des trains Zhengzhou – Hambourg (2013), Nanchang – Rotterdam (2015), Wuhan – Duisbourg – Lyon (2016) ou Wuhan – Dourges (2017), exploités conjointement par des opérateurs chinois, russes ou européens comme DB ou Geodis. Quasiment inexistants avant 2010, les échanges ferroviaires entre la Chine et l’Europe atteignaient une valeur de 8 milliards de dollars en 2016 et 75 milliards en 2021, surfant sur un service plus rapide et plus sûr (mais pas moins cher) que ceux offerts par la voie maritime.

Les Nouvelles Routes, un relais de la puissance chinoise ?

Si l’objectif officiel de ce projet est, comme on l’a vu, le développement du commerce extérieur chinois, il est évident qu’il permettra à la Chine d’atteindre d’autres objectifs, plus politiques. Les Nouvelles Routes sont ainsi un outil puissant de contrôle des approvisionnements en matières premières (pétrole moyen-oriental, minerais et terres rares africains), tout en offrant aux entreprises chinoises de nouveaux et substantiels débouchés en matière de construction et d’exploitations d’infrastructures : elles jouent ainsi le rôle de relais de croissance économique, à une époque où le modèle économique chinois a tendance à ralentir.

Enfin, plus largement, les Nouvelles Routes de la Soie sont apparues ces dernières années comme un vecteur de l’influence chinoise à l’étranger, en particulier dans la sphère en développement, certains parlant même d’un nouvel ordre économique mondial offert aux pays du sud.

Quel bilan, 10 ans après ?

Le 18 octobre 2023 s’est tenu à Pékin le 3e forum économique des Nouvelles Routes de la Soie, au cours duquel, dix ans après le lancement de ce projet, le gouvernement chinois en dressait le bilan.

Si des chiffres indéniables étaient présentés (participent ainsi officiellement au projet 60 organisations internationales et 150 Etats, y compris occidentaux comme l’Italie ou la Grèce), le Président Xi Jinping était plus discret sur les retombées économiques du projet – tant pour la Chine que pour les pays partenaires – ou ses prochaines perspectives.

De fait, avec le recul des 10 dernières années, beaucoup d’observateurs font le constat d’un important écart entre les annonces chinoises et les réalisations effectives. Nombreux sont les projets restés des projets, se heurtant à toutes sortes de difficultés techniques, politiques et financières. De plus, il apparaît que la démarche chinoise a été très empirique, saisissant des opportunités d’investissement pas toujours cohérentes avec le dessein d’ensemble (exemple : ports aux Etats-Unis), ce qui produit au bilan une impression de large inachevé.

Par ailleurs, le contexte a changé : la crise sanitaire de 2020 a révélé l’affaissement de la croissance de la Chine, autrefois continûment à deux chiffres et maintenant installée entre 4 et 5%, ce qui réduit ses moyens. De plus, à travers les Nouvelles Routes, le pays est devenu le premier créancier des pays en développement avec 254 milliards de dollars d’engagements, ce qui l’expose davantage aux défauts de paiements.

Par ailleurs, depuis 2022, la guerre en Ukraine et le boycott de la Russie par les pays occidentaux a entraîné une réorientation des flux ferroviaires, les opérateurs réduisant au minimum les transits via le Transsibérien et cherchant des voies de contournement par l’Asie centrale. Mais il ne semble pas que la tendance en faveur du transport combiné eurasiatique se soit évanouie : dans une note de mai 2023, l’UIRR faisant ainsi état de diverses améliorations techniques à apporter à l’organisation des trains dans le futur et en ce début 2024 on notait le retour de certains services ferroviaires comme le Wuhan – Dourges, qui avait été arrêté en 2022.

Train de transport combiné quittant le terminal de Hohhot (nord de la Chine) vers l’Europe. Source : Les Echos

Enfin, le bilan réel en termes de coopération économique internationale reste encore à dresser, tenant compte des critiques qui se sont exprimées de la part des pays participants sur la vacuité des retombées économiques locales et surtout sur le « piège de la dette » : les défauts de paiement ont entraîné la mainmise de la Chine sur certains actifs comme le port de Hambantota (Sri Lanka). Ces réalités ne sont peut-être pas étrangères à la décision de l’Italie de quitter les Nouvelles Routes, fin 2023.

L’avenir : vers une BRI 2.0… et d’autres initiatives alternatives ?

En ce début 2024, il est aisé de voir que tous ces facteurs sont susceptibles de transformer à l’avenir l’esprit, la substance et le tempo du projet, jusqu’à faire émerger de « nouvelles Nouvelles » Routes de la Soie – une « BRI 2.0 » comme le suggère les chercheurs de Géoconfluences. Cette prospective dessine une Chine plus parcimonieuse dans ses investissements, privilégiant des infrastructures plus raisonnées, financièrement plus soutenables, plus respectueuses de l’environnement, et décidées dans une gouvernance moins opaque et plus efficiente.

Parallèlement à cette mutation des Nouvelles Routes, on assiste à l’émergence, face à elles, de modèles alternatifs portés par les pays occidentaux, conscients de la menace géopolitique sous-jacente à l’initiative chinoise et soucieux de défendre leurs intérêts. C’est le Japon qui, en 2015, a ouvert cette voie avec son « Partenariat pour des Infrastructures de Qualité » (110 milliards de dollars), complété en 2021 par l’initiative « Build Back Better World » des pays du G7 (600 milliards de dollars), au premier rang desquels figurent les Etats-Unis. En octobre 2023, l’Union européenne a annoncé un projet « Global Gateway » doté de 300 milliards d’euros et appelé à soutenir les projets d’infrastructures de qualité dans les pays en développement et respectant les normes sociales et environnementales « les plus élevées ».